Delicate [libre]

Il y a comme une odeur de mort qui attaque mes narines délicates et m’empêche de percevoir quoi que ce soit d’autre. Même l’eau de Cologne de mon accompagnateur, plutôt forte et entêtante, me semble moins prononcée.

-Pourriez-vous me dire si l’on est bientôt arrivé ? je demande.

Sa voix grave et bourrue me répond que je n’ai qu’à regarder dehors. Plus facile à dire qu’à faire. Je tourne toutefois ma tête vers le courant d’air frais qui me caresse la joue avec douceur, et fais mine de regarder à travers la vitre. De quelle couleur est cette vitre ? Est-ce qu’elle est teintée ? Est-ce qu’à l’extérieur les gens peuvent apercevoir mon visage inquiet et tourmenté ? Est-ce que j’ai vraiment l’air tourmenté, ou si mon visage est neutre ? Même ça j’ai du mal à le savoir. Je ne sais même pas comment je me sens à l’idée de me rendre dans cette prison.

-On y est, bouge toi un peu ma p’tite !

Une main sèche, pourvue de gros doigts dodus, s’empare de mon bras. On me tire à l’extérieur, où je trébuche en mettant le pied à terre. Je ne me souvenais pas que l’espace entre le sol et le camion fût si grand. On me bouscule, on me fait avancer sans que j’aie mon mot à dire. Est-ce que mes cheveux son bien coiffés ? C’est étrange que cette question me vienne maintenant. Il me semble que ce n’est pas le temps. De puis, qui se préoccupe de ma tête ? Certainement pas moi puisque je ne peux même pas la voir. Une main – sans doute la même que tout à l’heure – vient s’appuyer dans mon dos, alors qu’une voix plus douce, féminine et apaisante me dit de la suivre, ce que je fais avec bonne volonté. Je connais cette voix. Cette femme a été présente à la plupart de mes interrogatoires. Madame Cyr si ma mémoire ne me joue pas un tour pendable. Je n’avais pas reconnu son odeur dans le camion, sans doute était-elle en avant, avec le chauffeur. Ou peut-être était-elle ce même chauffeur. Je ne le saurai sans doute jamais. Un grand grincement métallique se fait entendre. Je serre les dents, mes oreilles cillent. J’espère ne pas devoir entendre ce son trop souvent. C’est insupportable.

-Nous, on te laisse là. Quelqu’un va venir te chercher, dit doucement la femme.

Sa main se pose sur mon épaule, puis se retire, comme pour m’encourager. Enfin c’est ce que je lis dans ce geste. La porte grince à nouveau, mes dents aussi. Je reste debout dans le néant, le camion redémarre. Je l’entends pétarader pendant quelques minutes. Et maintenant ? je me demande. Qu’est-ce que je deviens ? Je suis ici, dans une grande immensité blanche et je n’ai absolument aucune idée de ce qui se trouve autour de moi. Je ne crois pas qu’il y ait quelqu’un près de moi. Je n’entends rien d’autre que le vent dans les branches, rien d’autre que les feuilles qui roulent à mes pieds, rien d’autre qu’un aboiement lointain, rien d’autre que ma propre respiration. Ça sent toujours la mort, et l’atmosphère est pesant, il m’écrase littéralement les épaules. Maintenant je sais ce que je ressens à l’idée d’être ici ; je suis morte de trouille.

Je sais qu'à moins d'un mètre de moi, il y a quelqu'un. Je crois qu'il s'agit d'une femme, d'après la légèreté de son pas. Petite, grande ? Je ne sais pas. C'est pour ça que mon regard vide fixe ses pieds plutôt que son visage, puisque, tant qu'elle ne parle pas, il m'est impossible de le localiser. Je me demande à quoi ressemblent ses chaussures. Non mais, pourquoi est-ce qu'il me vient toujours de ces question idiotes ? Je baisse encore un peu la tête, donnant l'impression d'un être timide, apeuré et fragile, ce qui, je dois l'admettre, n'est pas trop loin de la vérité.

-Euh… Bonjour... Est-ce que ça va...?

La voix provient de la hauteur de mon front. Dieu, je suis tombée sur quelqu'un de grand. Ou plutôt, cette femme de taille moyenne est tombée sur quelqu'un de très petit. Aussitôt que j'ai pu localiser sa bouche, je remonte mon regard un petit peu plus haut, jusqu'à ses yeux. Si je me trompe, c'est d'un ou deux millimètres à peine. Elle ne remarquerait rien de toutes façons.

-Je… Je suppose que ça peut aller, je réponds en esquissant un mince sourire.

Oui. Je crois que c'est vrai. Ça peut aller. Je ne peux pas aller mal. Je suis tombée au plus bas et je vais devoir m'y faire, d'une façon ou d'une autre. Pas besoin d'être négative par-dessus le marché, ce sera déjà bien assez dur de me faire à l'endroit.

Je marque une pause assez longue. J'ai oublié comment on tenait une conversation avec des gens. Les seules politesses que l'on m'a accordées depuis longtemps se trouvaient à être des ruses pour me faire admettre des crimes que je n'ai pas commis – le pire étant que ça fonctionnait le trois quart du temps. Je me redresse un peu, essayant de paraître moins petite que je le suis – peine perdue – ou au moins d'avoir l'air sûre de moi au minimum. Toujours est-il que j'ignore à qui je m'adresse. Une prisonnière ? Une gardienne ? Une visiteuse peut-être. Oh ciel. Normalement ce sont des gardes qui viennent vous accueillir. Enfin, je crois, puisque je ne me suis jamais retrouvée dans cette situation auparavant. Je ne prendrai pas de risque, je vais me montrer la plus polie possible envers elle.

-Je peux vous demander votre nom ? je risque poliment.

Au pire, elle m'envoie balader, au mieux, elle me répond. Est-ce que je dois me présenter d'abord ? Quelles sont les convenances dans ce genre de situation ? Y a-t-il des convenances d'abord ? Oh et puis flûte.

-Je me nomme Nadine, je dis dans un souffle, tendant avec négligence ma main en avant.

Sa main vient doucement enserrer la mienne, qui me semble tout à coup vraiment minuscule. Sa main est douce, délicate, je m'y perds un moment. D'après ce que j'ai sous les doigts, elle est hésitante, ne sait pas trop comment se comporter avec moi. Ce manque de fermeté, cette douceur de ses mains, ça me laisse à penser que, contrairement à ma première idée, elle ne travaille pas ici. Si c'était le cas, elle aurait de sérieux problèmes. Je n'imagine pas que l'on puisse travailler dans ce genre d'endroit sans avoir des nerfs d'acier.

Je reprends possession de ma main, la laisse retomber tout contre ma cuisse. Sybille. C'est un joli nom. Remarque, qu'est-ce qui peut être considéré comme un joli nom ? Ça change d'une personne à l'autre. Si je lui dis qu'elle a un beau nom et qu'elle déteste son nom, elle va me trouver bête. Si je ne dis rien, elle ne dira rien… Non ?

-Dîtes-moi Sybille, vous pourriez m'aider à me familiariser un peu avec les lieux ? Le plus tôt serait le mieux, vu que mon sens de l'orientation n'en vaut pas deux.

Elle a le droit de refuser. Est-ce qu'elle le sait ? Je devrais peut-être le lui préciser, au cas où elle ne l'aurait pas remarqué. Pourquoi je m'en fais ? Cette femme a des yeux pour voir, il faut que j'arrête de faire comme si les gens étaient tous comme moi. Être privé de sa vue signifie beaucoup plus que de perdre ses repaires. Certes il y a ce détail, mais ce n'est rien. Quand quelqu'un utilise l'ironie ou le sarcasme, je dois toujours y penser à deux fois. Si quelqu'un me taquine, je dois essayer de savoir s'il sourit en le disant. Mais Sybille ne doit pas avoir ce problème. Elle doit déjà avoir compris que je lui laisse le choix… J'aurais peut-être du utiliser le verbe vouloir plutôt que pouvoir … Nadine, tu n'est qu'une idiote…

Je suis mon guide comme je le peux. J'essaie de calquer ma démarche sur la sienne, poser le pied presqu'aux mêmes endroits qu'elle. Quand son pas se modifie un peu, devenant un cran plus lent, je devine qu'elle monte quatre petites marches. Quelle hauteur ? Quelle hauteur ces marches ? Tant pis, je prends une chance et monte l'escalier miniature menant au palier de l'entrée, comme elle me l'indique. Je fais mine de regarder autour de moi, j'entends clairement la porte qu'elle m'ouvre et m'y engage à sa suite, ma main effleurant le cadre de la porte pour ne pas foncer bêtement dedans.

-Ici, comme tu peux le constater, c'est l'entrée, le hall. Pas grand chose à y faire, mais c'est la seule issue pour te rendre dans la cour. Tu as le droit de sortir, mais pendant une durée limitée... Un semblant de liberté... Lâche-je d'un ton amer.

La manière dont elle parle m'indique clairement qu'elle se trouve très mal dans cet endroit. Je la comprends un peu. D'après la résonnance qu'ont nos pas, je devine facilement que nous marchons dans de longs et larges couloirs. Je plisse le nez, ce clac, clac, cloc incessant me donne mal à la tête. Mes mains effleurent tout ce qui passe à leur portée, pendant que ma tête enregistre le nombre de pas que j'effectue dans telle ou telle direction. Je dois avoir l'air franchement concentrée pour quelqu'un qui, en apparence, ne fait que marcher. Mais ce moment est critique pour moi. Si je ne mémorise pas tout de suite l'emplacement de chaque chose, je risque me perdre, ou d'attirer des doutes sur ma personne, ce qui serait embarrassant, une faiblesse de plus.

Sybille me fait rapidement faire le tour du propriétaire si je peux dire, passant parfois quelques commentaires sur des choses s'étant produites à tel ou tel endroit, choses qui me passent par-dessus la tête mais auxquelles j'acquiesce en souriant poliment. Quand la visite se termine, je me tourne vers mon guide.

-Merci beaucoup Sybille, c'est vraiment très gentil de votre part. Si je peux faire quoi que ce soit pour vous, vous n'aurez qu'à le demander.

Je déteste qu'on me rende service et me contenter de dire merci. J'ai toujours été comme ça, il faut que je rendre ce qu'on me donne, sinon je me sens mal et j'ai l'impression de toujours devoir quelque chose à quelqu'un. Quelque chose me vient en tête.

-Vous voudriez bien m'indiquer où se trouve ma cellule ? On m'a dit qu'il s'agissait de la … T. Vous connaissez les gens qui y logeront avec moi ?