Qui? (PV)

Je suis hors de la prison. La première fois depuis presque un mois je crois. Et oui, miracle! Vous me demandez qu’est-ce qui me fait tenir enfermé pendant plusieurs semaines dans les murs de Sadismus? Ce n’est certes pas pour les beaux yeux sanglants de Vlana et encore moins pour la gastronomie oh combien riche qu’ils servent au réfectoire! Ce n’est pas non plus parce que c’est mon premier congé d’ailleurs.

La raison est que, si Sadismus est un endroit désagréable où loger aux yeux de la plus part des gens et avec raison, le village qui l’entoure n’est pas mieux. Sadismus est synonyme de prisonniers haïssables, d’employés insuportables, de nourriture infecte, de matelas moyennement confortable et de peu d’espace d’intimité. Le village, lui, est synonyme de…Rien. Voilà.

Il y a peu d’habitant, c’est minuscule et il n’y a rien. On est loin de Londres, Paris, New York et Amsterdam. C’est déjà impressionnant qu’on y trouve un hôtel miteux et une ou deux boutiques ainsi qu’un bar. Mais, ça frôle le désert. Comment les villageois peuvent-ils bien vivre ici? J’admets que la plage est pas mal, mais y’en a ailleurs. Au fond, personne ne sort jamais vraiment de ce village.

C’est merdique.

Tout ça pour dire que j’ai quand même décidé de sortir de ce putain de trou à rat, pour atterrir dans un trou à rat plus grand. Je me balade. Je ne croise que deux personnes que je regarde avec un certain dédain. Ils sont vieux, sans doute cons et, de source sûr, moche.

Je grommelle pour moi-même. Je n’aurais pas dû sortir de ma chambre, définitivement. Le décor est…Dépriment. Sans aucun doute, dépriment.

Mes yeux baladeurs se posent sur une créature. Une femme bizarre mais, au moins, pas désagréable à regarder. Ça change des personnes que j’ai vu jusqu’à maintenant.

Mais c’est…Je la connais! Je la connais vaguement. À peine échangé quelques mots depuis les 2-3 ans que je travaille à Sadismus…Bah oui, parce qu’elle travaille là-bas elle? Quel est son nom déjà…

-Greene..? Dis-je à voix haute, la voyant me regarder, j’en conclu qu’elle m’a entendu. C’est bien Greene votre nom..?

Et pis...Je sais même pas pourquoi je lui adresse la parole à cette timbrée! Je me fais chier à être ici à ce point là?

Je me repose sur le lit, j'attends. J'attends quoi ? La même chose que d'habitude. Que le soleil se lève, que la journée commence, enfin. J'éprouve toujours une certaine culpabilité à me lever quand je ne peux pas dormir. À chaque fois, je passe la journée à me demander si j'aurais fini par dormir si j'étais tout bonnement restée couchée. Je regarde le cadran lumineux de ma chambre d'hôtel. C'est la première fois que je reste couchée à rien faire pendant autant de temps. Normalement, à six heures, j'en ai assez de rester inactive et je me lève, prête à accomplir mille et une tâches malgré ma fatigue. Mais ce matin, je suis restée dans mon lit à regarder le plafond jusqu'à dix heures. Dix heures et une, maintenant. Je soupire. Il faudrait peut-être que je pense à me lever. Peut-être que je n'éprouve par de remords pour mon oisiveté pour la simple et bonne raison que je n'ai aucune tâche à accomplir, sauf si je vois l'obligation de me détendre comme une tâche. Ce pourrait bien être le cas. Je m'étire paresseusement, repousse les draps au pied du lit et mets le pied hors du lit. Mes orteils rencontrent une moquette miteuse, douce comparée au plancher froid et humide de la prison. Je souris. Quand on est habitué à Sadismus, une minuscule chambre comme celle-ci devient bien vite un luxe merveilleux.

Est-ce que je prends le temps de me demander pourquoi je n'ai pas dormi, ou alors si je me lève sans rien dire ? La réponse serait la même que d'habitude : je ne dors pas parce que je pense trop. Cela ne me sert à rien de m'interroger encore et encore à ce propos. Allez, hors du lit, Maybeth. La paresse, ce n'est pas ton truc. Arrivée hier soir en ville, je me suis couchée sans vraiment voir grand-chose. Aujourd'hui, je dois me détendre, me distraire l'esprit. Il parait que la vue sur la mer du Nord est magnifique. Rapidement, je passe des vêtements – une jupe longue fendue sur le côté jusqu'aux genoux, beige, et un chemisier blanc – et me prépare avant de sortir.

Je goûte, j'aime cet environnement nouveau. Ce n'est certes pas très exotique, mais cela fait mon bonheur. On sent l'air marin, du fait que nous soyons entourés d'eau. Je sens l'odeur des étals de fleurs, fruits et légumes quand je traverse le marché et j'entends mon nom, aussi. Mon nom ? Interloquée, je cherche des yeux la provenance de la voix, et mon regard croise celui de quelqu'un qui me semble connu, enfin, déjà aperçu serait plus juste. Un collègue, probablement, puisqu'il se trouve hors de la prison. Je m'approche, hochant la tête en douceur, un sourire encore timide parce que nouveau sur le visage.

-Exact, Maybeth Greene.

Je prends la peine de préciser, parce que je ne suis pas très familière des noms de famille, et de toutes ces normes dans la prison. Comme ces maudits numéros pour parler d'un prisonnier. Moi ça me rend folle. Je ne supporterais pas d'être étiquetée comme un vulgaire article à la vente.

-Vous c'est Fiennes, n'est-ce-pas ? Ralph ?

J'ai une excellente mémoire des noms. De ce fait, j'ai mémorisé le sien quand il m'a été rapidement présenté lors de son arrivée.

-Vous êtes aussi en vacances ?

listening to Mika - Happy Ending

(avais oublié…)

Maybeth Greene. Greene, c’est bien déjà…Mais, Maybeth…Qu’est-ce que nom à coucher dehors? C’est à la mode dans cette prison des prénoms merdiques sortis de coins merdiques. Comment il s’appelait le dernier gardien que j’ai fait entrer ici? Al…Alastar. Non, Alastor, c’est ça. Ou…En tout cas, quelque chose comme ça. Mais bon, Maybeth ça me dit quand même vaguement quelque chose, indice que, effectivement, je la ‘’connais’’.

Seconde confirmation, elle connaît elle aussi mon nom. Elle a de la mémoire la mam’selle. Je la connais que de vu et je m’étonne moi-même de me rappeler de ce putain de nom. Je m’en souviens probablement à force de le voir écrit sur la porte de son bureau.

-M’ouais, m’ouais…

Un bureau, pourquoi un bureau, mais pourquoi aurait-elle un bureau? Je n’ai pas de bureau. Les gardiens n’en n’ont pas. Ce n’est pas une gardienne. Ce n’est pas l’une des deux folles qui nous serrent de directrice. Maybeth Greene…Maybeth…

Tandis que je réfléchis bien sagement, elle m’interrompt le fil de mes pensées. Elle sait pas que c’est impoli!? Bien sûr, elle ne sait pas que je suis en pleine réflexion.

En vacances…Quelles vacances? Ah, arf, non, m’enfin…

-Si un petit deux jours en dehors de Sadismus peut être considéré comme telle…

Je sors un paquet de cigarettes de ma poche et m’allume une clope avant de ranger le carton sans en proposé une à Greene et regarde d’un air vague l’ensemble des alentours.

-J’constate que c’est aussi pire dehors…

Puis, révélation. Une brève illumination dans mes yeux puis, plus rien. Maybeth Greene=Psychologue. Bien sûr! Ah ouais, la psy, c’est ça.

-Vous avez pas un peu trop de boulot dans cette asile de fous pour que vous vous permettez des vacances?

Il y a peu de psychologue dans la prison, mais des schizo-maniaques-parano-psychopathes, y’en a des tonnes.

(‘’ Un collègue, probablement, puisqu'il se trouve hors de la prison’’…J’vois bien maybe dire ‘’ah, moi qui avait toujours pensé que vous étiez un prisonnier’’)

L'homme fait preuve d'un profond cynisme, à l'utilisation du terme "vacances". Lui et moi semblons posséder deux visions de la chose totalement différentes. Il me semble pourtant que, après avoir vécu dans une prison pendant trois ans, avec des murs humides et un plancher froid à chaque réveil, le simple fait de se retrouver de l'autre côté des murs devrait être réjouissant. Pour moi ce l'est, et je n'ai pas l'intention de laisser cet homme me miner mon moral enthousiaste, pour une fois que je le suis. Je ne vais pas le laisser tout gâché. La vie est belle, je suis hors de mes murs, je suis hors de la portée de Jefferson. Ses mots, ses gestes, ses pensées ne peuvent pas m'atteindre alors que je suis ici. À la différence de lui, moi je peux sortir. Lui, je ne vois pas en quelles circonstances on pourrait le laisser sortir. Bien sûr, si son innocence était prouvée, je n'aurais qu'à retourner me terrer dans la prison, comme je l'avais fait au départ, jusqu'à ce qu'il vienne me déranger même dans cet endroit maudit. Quelle idée de se faire injustement arrêter et envoyer là où je me trouve !

-Vous avez pas un peu trop de boulot dans cet asile de fous pour que vous vous permettiez des vacances ?

Ça y est, moral miné, opération résister à la tempête échouée. Moi qui me culpabilisais tellement à l'idée de partir, justement pour cette raison. Je m'en voulais de laisser mes patients tout seuls, sans l'occasion de venir me voir dans mon bureau, ne serait-ce que pour se tirer de leur quotidien ennuyant. Mon mince sourire s'efface. J'avais réussi à oublier ce détail juste assez longtemps pour me permettre de partir sans remords, et voilà que ce collègue à qui je n'ai adressé que deux phrases depuis que je le connais vient me remettre le tout sous le nez !

-Je… Ce n'est qu'une semaine de vacances, je bredouille. Je ne crois … Je ne crois pas que quelqu'un souffre de mon absence.

Parce que je passe dans les couloirs comme un fantôme que personne ne remarque ou parce que personne n'a besoin de moi, en réalité ? Allons Maybeth, c'est absurde. Cesse-moi immédiatement cette crise existentielle à la noix, et remets ce maudit sourire sur ton visage. Je n'y arrive pas. Je suis soudain tenue à la gorge par ma culpabilité. Et si quelqu'un mettait fin à ses jours pendant mon absence ? J'ai quelques patients en crise, et s'ils ne me voient pas …

-Vous croyez que je fais une erreur en étant ici ? je demande soudainement, malgré moi.

listening to Subway to Sally

Mon être tout entier est animé d’une joie suprême lorsque je vois son charmant sourire se ternir et disparaître à ma remarque. Ô bonheur! Je viens de ruiner en une seule phrase la journée d’un être humain. Excellent. Ça me remet en état et me fait sortir de la torpeur dans laquelle je suis par la faute de ses 3 ans de prison et de ce congé dans cette ville plus qu’ennuyeuse. Qu’est-ce qui la désole tant que ça? Qui a-t-il dans mes paroles qui a causé cette descente rapide de bien-être? Le terme « fous » peut-être ou bien le fait qu’effectivement, du travail l’attend alors qu’elle « profite » de ses « vacances ». Tout ça pour dire que démolir les vacances de cette étrangère me procure assez de bien pour que mes traits se décrispent et pour que j’abandonne mon air de frustration totale. Je me nourris des déplaisirs des gens, et alors? J’en suis pas encore rendu au point ou je ligote des pauvres paumés dans la salle de torture. Je me contiens. Je suis pas sadique non plus, juste désagréable. Traitez-moi d’égocentrique si ça vous chante, ça ne m’atteint pas le moins du monde.

Elle ne croit pas que quelqu’un puisse souffrir de son absence en une semaine? Ça reste à voir quoi que je n’ai jamais cru aux « miracles de la psychologie ». Mais, je me permets de répondre malgré mon air désintéressé mais maintenant détendu.

-Vous croyez?

Elle semble nerveuse à l’idée qu’on puisse avoir besoin d’elle. Amusant. Quelqu’un qui se préoccupe du sors ou de l’état mental des prisonniers. Amusant. Il n’y a pas d’autres mots. Un phénomène inconnu jusqu’à lors de ma personne.

-Et vous, vous pensez franchement pouvoir les aider? Ils n’ont plus grand chose à perdre.

Et je ne dis pas ça par pur plaisir de la décourager ou parce que je déteste les prisonniers. En réalité, je n’ai rien contre eux. Je m’en tape que lui a commis un meurtre, qu’une s’est prostituée et qu’un autre étranglait des types pour quelques sous. J’adore seulement leur pourrir la vie et c’est chose plus facile à faire à eux qu’à mes collègues bien que je ne les ménage pas non plus. Je dis ça parce que je crois qu’ils ne leur restent plus rien. Ni amis, ni famille, ni argent, ni droits, ni paix, ni liberté. Que dalle. C’est comme s’ils seraient déjà mort.

Son cynisme commence vraiment à me fatiguer. Je commence à me dire que si lui et moi n'avons pas sympathisé dans le cadre de notre travail, il devait y avoir une très bonne raison. Je devais avoir senti que ce n'était pas le genre de personne avec qui je m'entends bien. Est-ce que je m'entends vraiment bien avec quelqu'un ? Je m'entends avec Carl, ça c'est à ne pas négliger. Et étrangement, je m'entends aussi très bien avec Jefferson quand il est dans un état d'esprit correct. Quand nous discutons, parfois, de tout est de rien, je me sens bien. Mais si j'ai le malheur de prononcer le mot "famille unie" ou "problème psychologique", tout se brise, et on retombe dans les mêmes vieux patterns ennuyants, et blessants, un jeu dangereux. Je m'entends aussi très bien avec lui quand il n'est pas dans les parages. Présentement, par exemple, je me dis que je préfère le cynisme de mon frère à celui-ci de monsieur.

-Et vous, vous pensez franchement pouvoir les aider ? Ils n'ont plus grand-chose à perdre.

Sa phrase me fait sourire. Il ne comprend rien à rien, mais il vient d'énoncer ce que j'ai toujours pensé. Les prisonniers n'ont effectivement plus rien à perdre, c'est pour cela que maintenant, ils viennent vers moi, pour me parler, pour comprendre leurs actes, faire une rétroaction et un bilan sur leur vie. Beaucoup sont enfermés et sont persuadés qu'ils sont et seront toujours des êtres mauvais, alors qu'il y a bel et bien du bon en chacun de nous. Et moi je les aide à voir ce que je vois du premier regard : leurs qualités.

-Mais ils ont tout à gagner.

Je ne sais pas si ce sont l'air salin qui me fait cet effet, mais mon sourire s'élargit encore. Oui, ici je suis loin des contraintes de mon travail, je me sens plus libre de parler. Je n'ai pas de bureau derrière lequel me cacher, mais peu importe.

-Personne n'est parfait, je veux bien en convenir. Ni vous, ni moi ne le sommes. Mais imaginez-vous à leur place. Vous savez que vous aller mourir dans cet endroit. Vous ne savez ni quand, ni comment, ni si ce sera naturel, accidentel ou volontaire, mais vous savez que vous mourrez entre ces murs un jour ou l'autre. Aimeriez-vous, jusqu'à votre dernier souffle, porter le remords et le poids de tous vos actes passés ?

listening to Gorillaz - Feel Good Inc.

Et non, ma journée redevient terne. Elle sourit. Tant pis. Je me rattraperais ou bien je finirais par me désintéresser de sa compagnie et aller voir ailleurs. Dans les deux cas, ça ne peut pas changer grand chose. Disons que je m’occupe comme je peux. Et par ici, il n’y a rien sauf elle…

Cette fois, pourquoi elle sourit au fait? Aucune idée, je m’en fous un peu. Mais ça, c’est moi que ça regarde.

Je souris alors à mon tour. Elle aussi a étiré ses lèvres. Tout à gagner…Qu’est-ce qu’on peut pas entendre? Un rire s’échappe de ma gorge. Désolé, mais je ne peux me retenir. Au fond, je ne suis pas sincèrement désolé, je suis bien content d’avoir de quoi m’amuser un peu. Puis, je reprends mon sérieux avec le ton le plus ironique qui soit, je lui rétorque…

-La Liberté…Par exemple?

Ils peuvent gagner une non-existence sociale et une mort prématurée. C’est tout ce qu’il y a derrière ces murs et celui qui essaie de se persuader le contraire est cinglé.

M’imaginez à leur place? Quelle horrible idée. Heureusement que ce n’est pas le cas. J’ai eu la chance et l’ingéniosité de me retrouver du bon côté des barreaux, matraque en main. Bien sûr, contrairement à ces pauvres prisonniers, je n’ai pas l’intention de rester à Sadismus toute ma vie. Quoi que…Ce n’est pas dans leurs intentions non plus, ils n’ont seulement pas le choix. Comme il est bon d’être libre et armé jusqu’aux dents.

-Certains ne regrettent rien.

Je hausse des épaules, prenant une bouffée de cigarette.

-Et vous croyez rendre leur vie plus supportable? La majorité d’entre eux n’ont pas vu leur famille depuis des années, leur pays ou au moins un quelconque paysage derrière ces foutus murs…La bouffe et les matelas sont merdiques. Sans parler des fous qui se trament autant chez les prisonniers que chez les employés…Qu’est-ce que vous pensez faire pour eux? Et puis, qu’est-ce que vous en avez à foutre..?

Non, bien sûr que non espèce d'empêcheur de tourner en rond ! Comme si j'avais le pouvoir de redonner la liberté à quelqu'un ! Comme si c'était dans mes cordes. Non, moi je m'assure seulement qu'ils apprennent à vivre un peu mieux dans leur condition limitée, qu'ils n'aient pas envie de se foutre en l'air à la moindre occasion, que je n'aie pas un meurtre ou un suicide sur la conscience. J'ai tellement de facilité à me rendre coupable de tout, même pour des choses qui ne me regardent pas du tout. Quand quelqu'un a souffert, je me sens coupable de ne pas avoir été présente plus tôt, je me dis toujours que j'agis trop tard… C'est Jefferson qui a implanté cette graine de culpabilité en moi, en me faisant toujours voir que je ne faisais rien correctement et que tous mes efforts pour être quelqu'un de bien étaient voués à l'échec. Et cet homme qui croit me surprendre en m'affirmant que certains prisonniers ne regrettent rien … croit-il que je l'ignore, que je suis aveugle à ce point. Je ne suis pas aussi sotte que l'on a voulu me le faire croire tout au long de ma vie.

-Qu'est-ce que vous pensez faire pour eux ? Et puis qu'est-ce que vous en avez à foutre.

Je soupire. Certaines personnes sont tellement bouchées qu'elles refusent de voir le positif des choses. Je ne sais pas ce qu'un père et une mère ont pu lui faire de si terrible pour qu'il ne voie que le négatif à tout ce qui existe. Probablement que justement, ils n'ont rien fait, qu'ils ne se sont pas donné la peine d'élever pleinement leur enfant. Je me mords la lèvre. Ce n'est pas le genre de pensées que je devrais avoir en dehors de mon bureau, surtout qu'en ce moment, ça n'a rien d'un diagnostic, c'est même plutôt un jugement de valeurs. Moi qui m'interdis toujours ce genre de choses … L'incident m'a changée plus que je ne le croyais.

-Vous savez, Ralph, je dis en m'adossant à la façade d'un bâtiment, tout le monde ne possède pas votre étroite vision des choses. Si tout le monde était comme vous, le monde entier pourrirait derrière les murs de Sadismus. Votre suffisance n'est pas très bien vue, et ce par à peu près tout le monde, d'après ce que j'entends dans les couloirs de la prison.

Je laisse passer un moment de silence, lève les yeux au ciel.

-Tout le monde n'a pas un passé irréprochable, certes. Mais pouvez-vous me nommer dix personnes, dans le monde, qui n'ont jamais rien fait de répréhensible ?

Il y a peu de temps, j'aurais pu m'inscrire sur une liste de ce genre. Mais maintenant, avec ce qui s'est passé, je n'y aurais pas trop ma place.

listening to Led Zepp - Stairway to Heaven

Si tout le monde était comme moi...Il n’y aurait pas de Sadismus. Déjà, parce que si Hitler aurait été comme moi, il aurait pas fait bâtir des camps de concentration. Moi, si des gens me font chier, c’est un poing dans la gueule ou une balle dans le corps. Et je ne juge pas les gens pour leurs couleurs de cheveux, de peau, de yeux ou pour un pénis circoncis. Je juge la bêtise, c’est bien plus amusant et drôlement satisfaisant. Je prends les autres de haut? Peut-être même si j’ai conscience d’être un véritable connard. Mais, j’adore ça.

Je ne peux m’empêcher de tiquer quand elle parle de ma suffisance ‘’pas très bien vue, et ce par à peu près tout le monde’’. J’avoue que l’idée qu’on parle de moi dès que j’ai le dos tourné, en bien ou en mal et bien que j’assume pleinement mon caractère, m’est fortement désagréable. Mais, je métamorphose rapidement mon air crispé en une indifférence méprisable. ‘’Tout le monde’’ peut bien penser ce qu’il veut, je n’ai pas meilleure opinion de lui.

Je l’écoute, à demi-attentif, en hochant tranquillement la tête.

-Il n’est pas question de passé, mais de conditions de vie. C’est pas une psy ou une bouteille d’antidépresseur qui changera ça.

Je soupire. Et pourquoi je m’obstine dans cette discussion? Ça m’emmerde et l’idée de la désespérer ne m’amuse même plus. Irrécupérable, je suis irrécupérable. Imbuvable. Et encore une fois, j’adore ça. Mais, cette conversation me lasse, du moins le sujet. Peut-être pas tant que ça…Par contre, il ne sert à rien de débattre sur le sujet. Je ne changerais pas ses idées et elle ne changera pas les miennes.

Je prends sa remarque sans plus m'en faire inutilement. Cet homme est bouché, et il n'est pas dans mon cabinet avec une raison valable pour que je m'acarne à lui faire voir les choses d'une manière bien plus positive. Qui plus est, je suis supposée être en vacances, pas me prendre la tête pour des broutilles. Cet homme ne croit pas en la psychologie ? Bien, ce n'est pas mon problème, et il n'est pas le seul ainsi. Plusieurs hommes – et femmes, je ne généraliserai pas sur ces sacrés hommes – croient encore que les psychologues ne sont que des pelleteurs de nuages, qu'ils ne font que déplacer de l'air. La mentalité a évolué, c'est sûr. Avant, on croyait que psychologue était synonyme d'aliénation mentale. Toutefois, quelqu'un qui est déclaré dépressif n'est pas pris au sérieux, encore de nos jours. C'est bien dommage, parce que des dépressions j'en ai soigné plus d'une, et pas à coups d'anti dépresseurs. Sauf la mienne. Moi j'ai tout essayé. Ça m'a pris quelques coups de pied aux fesses du destin pour que je m'en relève.

Un silence pèse soudainement sur mon collègue et moi, emplissant l'air d'une sorte de malaise. Visiblement, il n'a rien de plus à dire sur le sujet que je n'en ai moi-même. Et c'est parfait ainsi. Mais voilà, même si je me plais bien dans le silence, dans cet endroit, dans ce contexte, ce silence me déplait.

-Ce sont vos premières vacances depuis votre arrivée à Sadismus ?

Oui, c'est une question bien innocente. Mais c'est exactement ce qu'il fallait pour relancer la discussion sur une piste qui, je l'espère, sera moins accidentée.

listening to Scorpions - Still Loving You

Cette conversation me déprime. Ce silence aussi. Cette psychologue est déprimante! Ce qui est drôle, c’est qu’elle pense sans doute la même chose que moi. Tsss, ces humanistes…Je soupire pour moi-même.

J’ai presque envie de retourner en prison. Ici, c’est le vide total. J’aurais dû prendre un boulot dans un endroit moins paumé…Mais, comme ça l’aurait été moins drôle! Finalement, Sadismus, on finit par s’y faire. En tout cas, quand l’on est gardien. Les prisonniers, je n’ai jamais perdu mon temps à me lancer dans ce genre de débat avec des détenus. En fait, c’est même étonnant que j’ai bien voulu vaguement débattre avec Greene. Je ne suis définitivement pas dans mon état normal ces temps-si. Je parle à tout le monde de façon cynique. Oui, bon, je suis toujours cynique, mais, depuis quelques temps, c’est différent, cela va de l’au-delà de la moquerie. Ralph va se piquer une petite dépression.

Je pouffe de rire mentalement. Non, finalement, je n’ais pas si changer que ça.

-Mes premières vacances? M’non…Mais, mes ‘’vacances’’ ne durent jamais plus que quelques jours…M’et vous?

Question d’un sans intérêt certain, complètement anodine. Je ne sais même pas pourquoi je renvois la question alors que la réponse ne m’intéresse même pas. Je m’ennuis à ce point…

-Et c’est comment…’’Ne pas être enfermer entre quatre murs’’?

J’aurais été tenté d’ajouter ‘’pas comme vos putains de patients’’, mais, je crois en avoir assez dit. Et l’idée de recommencer les hostilités m’ennuient. Non, son désarroi ne m’amuse pas finalement. Tant pis…Une autre fois peut-être. J’irais peut-être lui rendre visite à son bureau un de ces jours. Je souris, trouvant l’image drôle. ‘’Hey, vous vous rappelez de moi?’’, ‘’Non…Pas lui’’…Peut-être qu’elle ne dirait pas ça, mais elle le penserait. Comme tout le monde…Mais, ça, j’en ai rien à faire.

De quoi je lui parlerais? Rien en particulier, je ferais tout pour l’emmerder probablement…

Je soupire quand il se met à rire, tout simplement parce que ça m'agace de ne pas comprendre pourquoi une personne agit comme elle le fait. Et cet homme… Je fronce les sourcils, car je me sens incapable de le cerner. Probablement parce qu'il ressemble trop à Jefferson dans son cynisme, et que je n'ai jamais réussi à cerner réellement mon frère. C'est probablement cette ressemblance qui me trouble et m'empêche de voir clair dans sa personnalité. Bien que, présentement, je n'ai pas vraiment envie de me plonger plus avant dans la personnalité de ce type.

-Ce sont mes premières, je dis vaguement, répondant à sa question. Pour la semaine.

Je sais, il ne m'a pas demandé de préciser le temps. Je devine même qu'il n'en a sacrément rien à faire, mais pour moi, ça allait avec la réponse à sa question. Ou en fait, peut-être que pour moi, j'avais besoin de me le rappeler. Une semaine. Plus que six jours maintenant, mais ce devrait être bien suffisant pour me changer les idées une bonne fois pour toute. Peut-être qu'à mon retour je serai apte à affronter Jefferson, à me tenir debout devant lui comme je l'ai fait avant mon départ, le revolver en moins, bien entendu. Je me demande si tous les gens de la prison sont au courant de cet incident dans les couloirs. Habituellement, on entend toujours parler, entre les murs, des exploits meurtriers des prisonniers ou des gardiens.

-Et c’est comment…’’Ne pas être enfermer entre quatre murs’’?

-C'est très agréable, je réponds en vitesse, pour ne pas lui laisser la chance de me voir hésiter.

Pourquoi hésiterais-je, de toute façon ? Je suis effectivement très bien ici, et je regrette de devoir repartir si tôt. Si je pouvais trouver un moyen d'exercer encore mon métier, tout en ayant un accès illimité à l'extérieur … Je soupire. C'est impossible, et j'ai beau retourner la situation de tous les côtés, je ne vois rien qui puisse me mener à se résultat. Je pourrais certes rester psychologue mais quitter Sadismus, mais je n'en ai aucune envie. J'aime Sadismus. C'est l'endroit où je me suis relevée de mes cendres, que j'ai laissé mon passé derrière moi. Jusqu'à ce que ce satané passé se fasse arrêter et envoyer dans MA prison. Mes longs doigts tapotent la pierre du mur avec agacement.

-J'ai toujours aimé la mer, mais n'ai jamais eu l'occasion d'y aller. Aussi est-ce l'occasion rêvée pour moi de la découvrir, puisque nous en sommes entourés.

Je porte mon regard vers le bout de la rue. Tout au bout, très loin, on peut voir l'eau qui rencontre le ciel en une ligne parfaite. Un léger sourire vient poindre sur mes lèvres.

-Pourquoi avoir pris des vacances si près de la prison si vous détestez cet endroit ? Pourquoi n'être pas allé plus loin ?

listening to Ray Charles - What'd I Say

Et voilà une réponse précipitée. Je souris légèrement, moyennement amusé, mais pas assez pour être sorti de l’ennui.

Agréable.

Je suppose que ce n’est pas facile pour tout le monde, les employés compris, de rester enfermer à Sadismus. Est-ce facile pour qui que ce soit? Je me demande si j’aime cette prison. Je ne me le suis jamais vraiment demandé. J’vois cet endroit que comme une source de revenu temporaire, alors, dur de me faire une idée. Qu’est-ce qui est mieux? Sadismus? Ou mes autres boulots, plus ou moins recommandable, que j’ai eu avant…Barf, en fait, c’est du pareil au même pour moi.

J’ai postulé pour le job. J’ai été engagé. Je ne pensais pas rester 1 an…Pourtant, j’y suis maintenant depuis 2-3 ans. Et pour combien de temps encore? Je ne le sais même pas. Je crois que je ne resterais pas 2 années de plus. Je ne veux pas mourir ici.

Mademoiselle Greene entre dans un petit délire personnelle sur son désir de voir la mer. Nous en sommes entourés. Je regarde autour, remarquant effectivement l’eau au loin. Je savais déjà que nous étions sur une île. Mais, je n’avais jamais pensé à regarder la mer autour de moi. Une vague étincelle dans mes yeux…Puis, plus rien. Je baisse la tête à nouveau et retrouve mon indifférence que je n’avais pas vraiment quitté.

-Ouais, Sadismus, c’est un peu comme Alcatraz…

Je ne souris pas cette fois bien que, normalement, j’aurais trouvé ma remarque amusante.
Pourquoi être resté si près de la prison?

-Nulle part où aller. Et si je devais me faire chier à embarquer dans un bateau dès le moment où j’en ai le temps. J’vivais en Angleterre avant mais j’ai plus aucune baraque à mon nom là-bas. Et vous? Pas intéressé à aller voir ailleurs pour une fois qu’on vous laisse partir?

Je dois admettre que la comparaison avec Alcatraz est juste et bien choisie. Quand on m'a dit que j'allais travailler dans une prison sur une île, c'est tout de suite à ça que j'ai pensé. Puis j'ai appris qu'à la différence d'Alcatraz, il y avait un village autour, de la vie. C'était déjà moins extrême comme situation. Je crois que s'il n'y avait eu qu'une prison, je ne serais pas venue. Moi, ne voir que le ciel gris par ma fenêtre, je m'en passe. Là, j'ai vue sur les arbres, sur l'océan et le ciel, chose que j'apprécie particulièrement, ainsi que mes patients.

C'est donc d'Angleterre que lui vient son accent. Au départ j'ai cru que c'était du snobisme pur, du mépris qui se traduisait par ses intonations. Mais non, finalement, ce ton narquois est naturel chez mon collègue. Je plains ses parents, à moins qu'ils aient été dans le même cas. Alors je plains leur voisinage.

-Et vous? Pas intéressé à aller voir ailleurs pour une fois qu’on vous laisse partir?

-Pourquoi aller ailleurs ? Je n'ai rien, en dehors de cette île. Le seul élément de ma vie qui restait au dehors, c'était ma famille, et elle m'a rejointe ici.

Je soupire, mais en souriant de l'ironie de cette situation. Je ne sais jamais si, à chaque fois que je le dis, je dois en rire ou en pleurer. Il faut quand même que le destin ait été bien fâché contre moi pour m'envoyer Jefferson, dans des circonstances aussi floues, de plus. Comme si cela avait été prévu qu'il vienne me retrouver dans cet endroit. Comme si cela avait été prévu que mon père soit assassiné et que Jefferson se soit fait coller le tout sur le dos.

-Je vais devoir retourner à mes affaires bientôt. Vous ne connaitriez pas des gens, dans le coin ? Je dois trouver une famille à un chaton.

Je repense à ce chat, auquel je n'ai pas voulu donner de nom encore, de peur de m'y attacher. En fait, c'est déjà fait, et je n'ai aucune envie de le confier à quelqu'un d'autre. Avec ses grands yeux jaunes, il m'a séduite. Il m'attend dans la chambre de mon hôtel, et je le soupçonne fortement d'avoir fait ses griffes sur ma valise, mais il n'en est que plus adorable.

listening to Miyavi - Coo Quack Cluck

Sa famille est venue la rejoindre? Quelle famille serait assez malade pour venir s’installer sur cette île? Je secoue la tête. Une psy à la limite de la folie, la famille doit pas être très bien non plus. Mais bon, je n’ai pas envie de faire une recherche sur sa famille non plus. J’ai autre chose à branler de mes journées. En fait, en ce moment précis, non, je n’ai rien de mieux à branler. Mais, ça ne change pas le fait que ça ne m’intéresse pas tellement. Alors, je vais fermé ma gueule sur le sujet et me contenter de la regarder, un sourcil levé.

Ma famille et moi…Héhé…Pas une belle histoire. Ni même un drame. C’est qu’un rien. C’est drôle l’aisance avec laquelle je me suis éloigné de ça. Je ne l’ai pas quitté en arrivant en prison. Ça s’est produit plusieurs années avant. Au moment où mes visites étaient devenus complètement superficielles, parfois même n’avaient que l’utilité d’alibi dans mes pires jours.

Il lui faudra retourner à ses affaires bientôt. Quel blague. Elle est seule au milieu de nulle part et elle aurait « quelque chose d’important à faire ». Qu’elle le dise tout de suite si je l’insupporte. Je sais que c’est sans doute le cas et ça me fait sourire.

Puis, je ris. Si je connais quelqu’un ici? Bon sang, non. Qu’aurais-je bien à faire avec les gens de l’île?

-Non, je ne peux pas vous aider sur ce coup là.

Et c’est quoi cette histoire de chaton…

-Vous avez qu’à poser des affiches ou faire une annonce dans le…Putain, y’a-t-il seulement un journal sur cette île?

Ouais, je sais. Je ne lis pas le journal si seulement il y en a un… Un œil sur la télé me suffit à me tenir au courant. Et puis, si les éternelles tueries de la planète me manquent, je n’ai qu’à lire les dossiers de nos occupants. J’suis probablement plus au courant sur les merdes de ce monde que le premier connard lisant un torchon ou se bidonnant devant le câble avec son plateau-télé.

Je ne suis pas mécontente que cette rencontre fortuite s'achève. Je commençais depuis un bon moment à en avoir assez, et je ne me sentais plus vraiment à l'aise. Je ne savais plus trop quoi lui dire et j'espérais qu'il déciderait avant moi de mettre fin à cette discussion pénible. Finalement j'ai eu à le faire, mais ce n'est pas plus mal : on n'est jamais mieux servi que par soi-même. J'ai l'impression qu'il aurait pu continuer longtemps à être aussi cynique.

Je l'écoute d'une oreille discrète quand il parle du journal potentiellement existant de cette île. Je me dis qu'une fois rentrée à l'hôtel, j'aurai bien le temps de penser à ça et que, de toute façon, cela m'arrange qu'il ne connaisse personne : je ne confierais pas un chaton à une connaissance d'un type comme lui. Imaginez qu'ils aient des points communs, entre connaissances ? Ce serait d'envoyer cet animal en enfer, carrément.

-Euh oui … des affiches. C'est une idée, je dis, secouant la tête pour me ramener à la réalité. Merci du conseil.

Après un bref salut de la tête – et après que je lui aie souhaité une bonne journée – je tourne les talons. En regardant la mer, et cette jolie maison qui se découpait dans l'horizon, une idée dont je ne connais pas encore la nature exacte est en train de germer dans mon esprit. Ce que je sais toutefois, c'est que je ne serais peut-être pas obligée de vendre ou donner ce petit chat. Je pourrai peut-être le garder. L'ennui, c'est que l'idée qui germe n'a pas fini de prendre forme. Cela me prendra toute mes vacances, et du courage à revendre, d'ici là.

Je ferme les yeux en marchant, respire un grand coup : j'ai l'impression que c'est une nouvelle vie qui commence pour moi. Une vie bien différente de l'ancienne, qui n'avait pas grand-chose à m'offrir.

listening to Skye Edwards - Stop Complaining